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C'est la mémoire qui donne conscience du temps et qui permet d'en juger les œuvres. Ce mois-ci, nous devons donc célébrer le 27ème anniversaire de la mort de Népomusène Piedalu. Célébrer est bien le mot le plus mal choisi, tant Népomusène Piédalu passa sa vie entière à côté de la célébrité, sans jamais s'en apercevoir. Sa biographie, remarquablement quelconque, commune, exempte de la moindre aspérité, est tout à fait significative: elle constitue un exemple unique de banalité et d'anonymat et permet de pressentir la quintessence du néant.
Népomusène Piédalu naquit le 24 mars 1891 - c'était un mardi, vers 17h38 - à Chambon sur Voueize dans la Creuse. Zénobe Piédalu, son père, le déclara à l'état civil sous le nom de Népomusène faute d'avoir trouvé un autre prénom, et de sexe masculin car la sage-femme qui avait délivré la parturiente lui avait annoncé que c'était un garçon.
Les consorts et la famille Piédalu s'accommodèrent de la présence de l'enfant et ne manifestèrent aucune joie particulière, cela ne leur était pas venu à l'esprit. Zénobe Piédalu était employé par la Compagnie P.L.M. à la direction des affaires générales, comme sous-chef du bureau d'approvisionnement des plumes Sergent-Major. C'est lui qui recevait les demandes de fourniture de plumes de l'ensemble des services de la Compagnie et qui les présentait à la signature de son chef; il s'acquittait de son emploi avec régularité et discipline et ses supérieurs n'avaient jamais eu l'occasion de le remarquer. La famille habitait à Paris, près de la porte Pouchet, rue des Epinettes, dans un quartier tranquille où il ne se passait jamais rien.
La croissance du jeune Népomusène fut parfaitement conforme aux moyennes statistiques de la surveillance infantile. Son poids, sa taille, sa carrure, sa constitution générale étaient normalement normaux. Il endura les infections courantes pour son âge: rougeole, varicelle, oreillons, otites, grippes, rhume, et il connut les peines ordinaires des diarrhées, des rougeurs fessières, de l'appendicite, des angines et des végétations.
Se conformant aux dispositions de Jules Ferry sur l'instruction publique, Zénobe Piédalu envoya son fils à l'école quand il eut l'âge prévu. Népomusène suivit sa scolarité sans le moindre incident et obtint son certificat d'études avec une notation générale de 10 sur 20 et une mention passable.
À seize ans, Népomusène connut son premier et dernier émoi amoureux. Le 12 juin 1907, il surprit par hasard la fille de la concierge de l'immeuble en pleine miction, elle avait oublié de fermer la porte des cabinets. Il bredouilla en écho un gargouillement inintelligible et décida de détourner son regard.
Comme son père, Népomusène se fit embaucher par la Compagnie P.L.M. Il était préposé au remplissage des encriers des bureaux, et veillait très attentivement à ne jamais arriver en retard et à ne jamais partir en avance.
Le vendredi 31 juillet 1914, il faisait chaud. En sortant de son travail, Népomusène Piédalu rentra dans un café où une foule attentive écoutait Jean Jaurès. Quelques minutes plus tard, après s'être désaltéré, il quitta l'établissement où Jean Jaurès parlait toujours.
... Vie et mort de Népomusène Piedalu
Quinze jours après, Népomusène reçut son ordre de mobilisation. Dans le campement où il fut affecté, il se prit d'amitié pour Charles Péguy et Alain Fournier; leur fréquentation s'interrompit rapidement car le commandement envoya Péguy et Fournier dans un autre bataillon.
En octobre 1918, Népomusène fut promu caporal, et il termina la guerre sans blessure et sans médaille. Après quoi, il s'installa rue de Dantzig à Paris, près d'un atelier de peinture que le voisinage appelait La Ruche. Il lui arrivait de croiser Picabia, Mondrian, Gris ou Picasso mais il ne connaissait pas leur nom et ne savait pas ce qu'ils faisaient.
Népomusène vivait sa vie, chaque jour qui passait le vieillissait d'un jour. Il se levait chaque matin à 6h30, se préparait rapidement, partait travailler à la P.L.M., rentrait chez lui vers 19h, dinait sobrement et se couchait à 21h. Le dimanche, jour de repos, il lavait son linge, préparait ses chemises pour la semaine suivante, et s'il lui restait un peu de temps, allait se promener et donner des miettes de pain à manger aux pigeons.
Népomusène Piédalu côtoyait des gens célèbres, mais la célébrité et les honneurs étaient des états dont il ne pouvait avoir aucune imagination et il ne prêtait aucun intérêt particulier à ces personnages remarquables. Ainsi, un jour, Montherlant lui pelota les fesses dans le métro et Népomusène, constatant que la rame était bondée, descendit et continua son trajet à pied. Une autre fois, Zazie l'apostropha et il se dit in petto que certains enfants étaient mal élevés. Il croisa aussi inopinément Darius Milhaud, Antonin Artaud, Mata Hari, Raymond Aron, Guy Degrenne, Edith Piaf, Justin Bridou et Germaine Lustucru, et à chaque fois un événement impromptu - un aboiement de chien, un étron à éviter, un lacet défait, un klaxon d'automobile - détournait son attention d'une rencontre riche d'avenir.
Népomusène ne connaissait pas l'ennui, et outre ses occupations habituelles, il aimait bricoler et expérimenter en s'inspirant du catalogue Manufrance qu'il commandait régulièrement. Il ne consignait jamais les résultats de ses travaux, mais il parait vraisemblable qu'il est l'inventeur aussi fondamental que méconnu du porte-jarretelle, du préservatif, du kir, du lavabo vertical, de l'auto-cuiseur et du stylo-bille. Désormais, nous ne pouvons plus rendre hommage à Eiffel, Kir, Condom, aux frères Lescure, ou à Biro.
Népomusène Piédalu choisit de mourir le 10 juin 1964, après avoir cotisé pendant 49 ans pour sa pension de vieillesse, laquelle lui fut versée pendant 8 ans. Son voisin de palier et sa concierge assistèrent à ses obsèques au cimetière de Bagneux, c'était le seul enterrement prévu ce jour-là.
Paulot